XV
UN DERNIER ADIEU

Les semaines puis les mois qui suivirent l’attaque du port se résumèrent pour Bolitho au long combat d’Allday contre la mort. Chaque petit progrès était suivi d’une régression immédiate. Bolitho se faisait un sang d’encre, n’arrivait pas à se remuer, se sentait « inutile », comme il disait.

De rares navires étaient venus faire relâche dans l’île ; les choses revenaient à la normale, lentement mais sûrement. Il n’y avait pas eu d’autre assaut, des négociants rapportèrent qu’ils n’avaient plus vu de vaisseaux de guerre espagnols ni subi le moindre tracas.

En octobre de cette année-là, deux ouragans frappèrent San Felipe avec une violence auprès de laquelle une attaque armée semblait ridicule. De gigantesques lames avaient dangereusement menacé l’Achate et envoyé par le fond quelques embarcations, de nombreuses maisons avaient vu leur toit s’envoler. Les plantations avaient été dévastées, plusieurs habitants avaient été tués ou grièvement blessés, leurs biens détruits.

Mais ces événements représentèrent un tournant dans les relations entre les insulaires et l’équipage de l’Achate. Sans les efforts et la discipline des marins et des fusiliers, rien n’aurait réchappé du désastre. Le vaisseau, arrivé dans l’île comme le symbole de la loi et de l’oppression, avait acquis une nouvelle image, celle d’un protecteur, si bien que la vie était devenue moins monotone pour les officiers comme pour les hommes.

Trois mois après avoir reçu ce coup de sabre espagnol, Allday fit pour la première fois quelques pas sur la dunette de l’Achate. Ozzard l’accompagnait, mais, fidèle à son personnage, Allday refusa de s’appuyer à son bras.

Bolitho s’était senti obligé de se trouver à l’arrière pour la première sortie d’Allday hors de la chambre, qu’il faisait d’un pas aussi mal assuré, aussi traînant que s’il n’avait jamais encore de sa vie posé le pied sur le pont d’un navire. Bolitho remarqua la présence de plusieurs vieux amis d’Allday, qui s’étaient montrés également très empressés pendant tout son long combat contre la mort. Mais ils avaient bien compris ce qui se passait et faisaient mine de vaquer à leurs diverses tâches.

Bolitho entendit un pas léger : Adam s’approcha de lui. Bolitho lui dit :

— Je n’aurais jamais cru voir arriver ce jour, Adam – il hocha longuement la tête. Non, jamais.

— Il semble se porter fort bien, remarqua Adam avec un grand sourire.

Bolitho regardait Allday qui s’approchait de la lisse de dunette. Il s’y agrippa des deux mains, respira profondément à plusieurs reprises et regarda à ses pieds la batterie.

Scott, le troisième lieutenant, était de quart. Il mit un soin étudié à ne pas seulement se rendre compte de sa présence. Il se donna même la peine de s’approcher du compas et de l’examiner attentivement, comme s’ils étaient en mer et non amarrés à quatre.

Bolitho se tourna vers son neveu. Pendant toutes ces semaines, ils avaient à peine parlé de Boston et de tout ce qui s’était passé là-bas, encore que Tyrrell lui en eût raconté l’essentiel.

— Ce que nous avons accompli ici est important, Adam. J’ai fait part de mon analyse à l’Amirauté, j’ai décrit ce qui risquait de se passer ici après notre départ – il haussa les épaules. Je n’ai plus qu’à espérer qu’ils suivront ce que je préconise. Il y a eu trop de souffrance, trop de morts, pour qu’on le passe aux oubliettes. J’ai souvent entendu mon père dire que nous autres Anglais sommes ainsi faits. Nous ne prenons pas assez soin de ce que nous avons conquis au prix de la sueur et du sang – il lui montra le mouillage. Regardez, avec deux frégates, les Espagnols n’auraient jamais essayé de s’emparer de l’île. Et il est probable que les Français auraient alors cherché un autre site pour en faire un objet de marchandage.

— Et à supposer que Leurs Seigneuries décident malgré tout de céder l’île, mon oncle ?

— Le fait que les Espagnols nous aient attaqués devrait leur donner une idée de l’importance de San Felipe. Si ce n’est pas le cas, c’est que, sur cette question, j’aurai manqué mon coup – il lui prit brusquement le bras. Mais là où j’ai eu tort, c’est de vous avoir employé comme je l’ai fait. Je savais que Chase vous ferait confiance, qu’il vous dirait ce que j’avais besoin de savoir. Le revers de la médaille, c’est que vous avez perdu votre dernière chance de conquérir sa nièce. Je ne puis me le pardonner.

Adam bougea l’épaule et sa brûlure lui fit mal. Il réussit pourtant à sourire :

— De toute manière, mon oncle, c’était déjà trop tard.

Ils contemplaient tous deux les débris calcinés échoués sur les récifs. Des oiseaux en bande étaient perchés sur les membrures noircies du brûlot, des algues proliféraient là où Tyrrell avait conduit son brick à sa perte pour leur salut à tous.

Adam hésita.

— Au moins, j’aurai pu visiter la maison de mon père.

Bolitho le regarda, heureux de constater que toute jalousie avait disparu.

— Je lui ai dit qu’un jour je reviendrais auprès d’elle, prononça le jeune homme, d’une voix semblant venir de loin.

— Nous y retournerons peut-être ensemble. Et ce jour-là, c’est vous qui me conduirez à la maison de votre père.

Ils se regardaient l’un l’autre ; quasi palpable leur paraissait le lien qui les unissait. C’était comme si Hugh était tout à fait présent au milieu d’eux. Une impression comparable à celle que lui donnait l’île, songea Bolitho : ni menace ni hostilité.

Il se raidit : Allday, qui avait lâché la lisse, vacillait. Puis, levant les yeux vers l’arrière, il leur sourit. Il les avait vus depuis le début, se dit Bolitho.

— Sans Allday…

Mais Bolitho n’eut pas besoin de préciser.

L’aspirant de quart grimpa l’échelle et salua. Bolitho le considéra :

— Eh bien, monsieur Ferrier, venez-vous me parler de cette voile ?

L’aspirant piqua un fard, son discours soigneusement préparé devenait sans objet.

— Je… euh… le commandant vous présente ses respects, amiral, et il y a un brick courrier qui se présente dans l’est.

Bolitho opina du chef.

— Merci. Cela fait un bout de temps que je n’ai pas « goûté » les plaisirs du poste des aspirants, monsieur Ferrier, mais je n’ai pas encore oublié tous mes signaux.

— Mais, s’exclama Adam, vous le saviez déjà ? Et pourtant, vous êtes resté là à causer avec moi, comme si ce brick et les nouvelles qu’il apporte n’avaient pas d’importance !

Bolitho regardait l’aspirant qui s’était arrêté pour parler à deux de ses camarades. L’anecdote, songea-t-il, allait prendre une importance démesurée avant même que la nuit fût tombée.

Ferrier était l’aspirant le plus ancien du bord et l’arrivée du brick le concernait au premier chef. Il allait rentrer au pays pour y passer ses examens d’officier, ce qui devait suffire à le remplir de joie.

— Il était important que nous parlions, se contenta de répondre Bolitho. Pour le reste, je devrai me résoudre à compter sur la Dame Fortune de Thomas Herrick.

Il s’approcha de la lisse et examina le pont supérieur. Des hommes s’occupaient sur les passavants ou dans le gréement. Mais tous les yeux étaient fixés sur la passe, et Bolitho devinait aisément ce que beaucoup d’entre eux pensaient. Ils avaient été heureux de quitter l’Angleterre et d’échapper à l’humiliation de se retrouver en tas sur la grève comme un vieux pouliage à réformer. Mais après ce qu’ils avaient vécu ensemble ils n’avaient qu’une envie, rentrer chez eux.

Bolitho songeait à Falmouth : qu’est-ce qu’ils se diraient le jour où ils se retrouveraient, quel que dût être ce jour ? Il pensait à sa fille. Quel prénom lui avait-elle choisi ?

— Je descends, fit-d. Mes compliments à l’officier de quart, dites-lui de ma part de veiller à ce que les hommes restent au travail : je ne veux pas les voir faire des têtes de cent pieds si les nouvelles sont mauvaises.

Adam salua et s’éloigna. Avec son oncle, il était toujours difficile de deviner quelle nouvelle idée allait encore lui passer par la tête.

Bolitho regagna sa chambre pour y trouver, à son grand étonnement, Allday en train de briquer son vieux sabre.

— Mais vous devriez être en train de vous reposer, mon vieux ! Décidément, vous ne ferez jamais ce qu’on vous dit, c’est impossible !

Mais pour une fois, la comédie de la colère n’eut pas l’effet escompté.

— Le chirurgien dit que je ne serai jamais plus comme avant, amiral.

Bolitho s’approcha des fenêtres grandes ouvertes. C’était donc cela, il aurait dû s’en douter. Il avait déjà remarqué qu’Allday avait du mal à se redresser, comme si la profonde blessure qu’il avait à la poitrine l’en empêchait.

Allday continua doucement :

— Comme maître d’hôtel d’amiral, je ferai plus le poids et je voulais…

Bolitho lui fit face :

— S’il y en a un qui n’a pas volé de rester confortablement à terre, c’est vous. Votre place est réservée à Falmouth, mais vous le savez bien.

— Je le sais ben, et j’vous en suis très reconnaissant – il baissa les yeux sur le sabre. Vous aurez à vous passer de moi. De c’que je suis dev’nu.

Bolitho lui ôta le sabre des mains et le posa sur la table.

— Ce que vous êtes devenu ? Un peu sonné, c’est cela ? Vous savez, vous ferez votre mauvais caractère un autre jour, s’il y en a un – et, lui posant la main sur l’épaule : Je ne naviguerai jamais sans vous, sauf si vous le souhaitez. Je vous en donne ma parole.

Allday se leva en essayant de ne pas faire la grimace. Sa douleur lui élançait.

— Tope là, amiral.

Et il sortit en traînant les pieds sur la toile qui recouvrait le pont.

Cette détermination, cet amour-propre étaient aussi insupportables que jamais, songea tristement Bolitho. Et dire qu’il était vivant !

Un peu plus tard, comme le soleil se noyait dans une mer calme, Bolitho fit son entrée dans le carré de l’Achate. En comparaison de sa chambre, de celle de Keen, l’endroit paraissait confiné et encombré.

Quantock annonça de son ton le plus protocolaire :

— Tous les officiers et les officiers mariniers supérieurs présents, amiral.

Bolitho le remercia d’un signe de tête. Quantock était un animal à sang froid, même le dernier combat ne l’avait pas changé d’un pouce. Et il ne changerait sans doute jamais, il l’avait résolu ainsi.

Il entendit son neveu refermer la porte derrière lui et leur dit :

— Asseyez-vous, messieurs, je vous prie, et merci de m’avoir invité chez vous.

Cette coutume l’avait toujours réjoui : aucun officier supérieur ou général, jusques et y compris Keen, ne pouvait pénétrer au carré sans y être invité. Mais s’était-il jamais trouvé quelqu’un, se demanda-t-il, qu’on avait laissé à la porte ?

Il voyait tous ces visages interrogateurs autour de lui. Ils étaient tannés par le soleil, ils étaient tous compétents. Les aspirants eux-mêmes, entassés dans leur poste près de la tête de safran, ressemblaient maintenant à des hommes et non plus à des enfants. Les lieutenants de vaisseau et les enseignes, les deux fusiliers, Knocker, le maître pilote avec son maintien d’ecclésiastique, Tuson, le chirurgien… Il avait appris à les connaître, il les comprenait, depuis le temps qu’ils naviguaient sous sa marque.

Bolitho commença :

— Vous savez que le brick courrier nous a apporté des dépêches d’Angleterre. Leurs Seigneuries ont donné leur plein accord aux conclusions des rapports qui leur ont été faits sur San Felipe. Pour une large part, ils ont également reconnu votre rôle et vos efforts au cours de cette mission difficile.

Il vit Mountsteven qui gratifiait d’un coup de coude son ami, le sixième lieutenant.

— En outre, on m’a informé que les intrusions des Français en Méditerranée, ainsi que les pressions qu’ils exercent sur le gouvernement de Sa Majesté pour nous faire évacuer Malte en application de ce même traité qui nous imposait de leur remettre cette île rendent toute négociation impossible. Par voie de conséquence, messieurs, nous conservons toutes les colonies que nous étions convenus de rétrocéder aux Français et aux Hollandais. Cette disposition s’applique bien entendu à San Felipe.

On n’y croyait pas. À la lecture de ces dépêches très soigneusement rédigées, il était difficile de mettre en regard les négociations complexes qui se déroulaient en Europe et les combats qu’avait dû mener l’Achate pour assurer sa simple survie.

Bonaparte, désormais consul à vie, avait annexé le Piémont et l’île d’Elbe. Il avait visiblement l’intention de s’emparer de Malte, une fois que les Britanniques s’en seraient retirés sous couleur de lui donner l’indépendance.

Bolitho put constater que sa propre excitation était partagée par tout le carré. La paix d’Amiens avait vécu, et les signatures n’étaient pas encore sèches en bas du traité. Il reprit :

— J’ai reçu l’ordre de demeurer sur place le temps que des forces suffisantes soient envoyées d’Antigua et de la Jamaïque pour renforcer la garnison.

Keen baissa les yeux : il savait déjà ce qui allait suivre.

— Le précédent gouverneur sera remplacé dès que possible. Sir Humphrey Rivers rentrera en Angleterre et passera en jugement pour trahison.

Il pouvait se ronger les sangs : après avoir connu le luxe et la fortune de son petit royaume, il allait retourner en Angleterre à bord d’un vaisseau du roi, dès qu’un bâtiment de taille convenable serait disponible. Et ensuite, compte tenu des changements brutaux qui venaient de se produire, il avait toutes les chances de se balancer au bout d’une corde.

Il les regarda tous l’un après l’autre et ajouta :

— Vous vous êtes conduits de manière particulièrement satisfaisante et je vous prie de transmettre mes remerciements à vos hommes.

Keen vit Bolitho sourire, pour la première fois depuis qu’il avait commencé son petit discours. Quoi que d’autres pussent en penser, Keen, lui, voyait nettement les traces qu’avaient laissées sur ce visage la souffrance et le poids des responsabilités.

— Et enfin, conclut lentement Bolitho, nous rentrons à la maison.

Ils se levèrent tous et se mirent à crier, à rire comme des enfants.

Keen ouvrit la porte et Bolitho se retira. Il avait reçu deux lettres de Belinda, il voulait les relire depuis le début.

Keen et Adam le suivirent dans l’échelle de descente. Keen lui demanda :

— Est-ce la guerre, amiral ?

Bolitho songeait à ces visages juvéniles et joyeux qu’il venait de quitter, au visage plus désapprobateur, amer, de Quantock.

— Je n’en doute guère, Val.

Keen examina son bâtiment dans l’obscurité, comme s’il se préparait déjà à de nouveaux combats.

— Mais, bon sang, nous nous remettons à peine de la précédente, amiral !

Bolitho entendit le pas traînant d’Allday, il n’y était pas encore accoutumé. Il reprit le chemin de sa chambre près de laquelle se tenait le factionnaire immobile en tunique rouge.

— Certains ne s’en remettront même jamais, cher ami. Il est trop tard.

Keen poussa un grand soupir.

— Venez donc chez moi, monsieur Bolitho, venez partager un verre. Je ne doute guère de vous voir obtenir un commandement si la guerre éclate. Et vous comprendrez alors ce que difficile veut dire !

De retour chez lui, Bolitho s’installa confortablement dans un fauteuil et ouvrit la première lettre.

Rentrer à la maison. Ils auraient été surpris s’ils avaient su tout ce que cela signifiait pour leur amiral.

Puis il écouta la musique de sa voix qui montait de la feuille.

« Mon Richard que j’aime… »

 

— Assurez-vous que ces lettres sont portées à bord du courrier avec les autres, Yovell.

Bolitho écoutait le grincement des palans qui lui parvenait à travers la claire-voie, le bruit des pieds sur le pont. Un nouveau chargement de vivres frais que l’on hissait au-dessus du passavant.

Après cette longue attente, il avait du mal à croire que le moment était enfin arrivé. Et pourtant, Dieu sait qu’ils n’avaient pas perdu leur temps.

Une jolie frégate et deux galiotes à bombes étaient venues mouiller sous la forteresse. Comme promis, un gros transport avait débarqué des troupes pour renforcer la garnison. Il sourit en repensant à la réaction de Lemoine lorsqu’un colonel était venu le relever du commandement : « Je commençais à prendre goût au pouvoir, amiral », lui avait déclaré le lieutenant.

Il entendit Allday arriver dans la salle à manger et leva les yeux pour l’accueillir. Allday avait fait plusieurs sorties pour faciliter sa convalescence et repris des couleurs. Mais il restait toujours voûté, et son élégante vareuse bleue à boutons dorés flottait autour de sa grande carcasse.

Cela faisait près de six mois qu’il avait été blessé, trois mois depuis l’arrivée du brick porteur des dernières instructions de l’Amirauté relatives au sort de l’île.

— Ce sera le printemps en Angleterre lorsque nous rentrerons, lui dit Bolitho. Nous serons restés partis un an.

Il guettait la réaction d’Allday, mais il haussa à peine les épaules en répondant :

— Sans doute que la guerre aura éclaté d’ici là, amiral.

— C’est bien possible.

Il broyait encore du noir ; la terre lui faisait plus peur que les périls de la navigation. Un jour, Allday lui avait dit que les vieux marins étaient comme les navires. Une fois qu’on les avait amarrés à quatre et qu’on n’avait plus besoin d’eux, inutiles qu’ils étaient, on les abandonnait à leur sort.

Et Allday était bien plus jeune lorsqu’il avait laissé tomber cette remarque.

Des trilles se firent entendre sur le pont, on aboyait des ordres, des fusiliers rejoignaient la coupée.

Bolitho se leva et attendit qu’Ozzard lui apportât son manteau. Le nouveau gouverneur de San Felipe était arrivé à bord de la frégate. Un homme chétif qui ressemblait à un oiseau, rien à voir avec la jovialité d’un Rivers.

Ses ordres étaient on ne peut plus clairs : Rivers devait s’embarquer à bord de l’Achate. « Cruel retour du sort pour nous deux », songea Bolitho, qui eût pu reprendre à son compte la remarque de Keen : « Mais pourquoi donc à notre bord, amiral ? La peste soit de lui ! C’est une vraie plaie que cet homme-là ! »

Ozzard ajusta soigneusement le manteau aux galons dorés et en vérifia les épaulettes avec l’œil d’un professionnel. Il prit le sabre d’honneur sur son support, mais baissa les bras en voyant Bolitho lui faire un bref signe de tête.

Il attendit qu’Allday eût pris le sabre pour le lui fixer à la taille. Comme il l’avait toujours fait.

Bolitho avait raconté à Belinda le courage dont avait fait preuve Allday et le prix dont il l’avait payé. Mieux que quiconque, elle comprendrait ce qu’il convenait de faire. À bord d’un courrier rapide, les lettres arriveraient bien avant l’Achate.

— Merci. Je vais monter accueillir notre… euh… notre hôte.

Il jeta un rapide coup d’œil autour de la chambre, mais Ozzard avait disparu.

— Paré, Allday ?

Allday essaya de sortir les épaules, mais Bolitho lui dit :

— Laissez, c’est encore trop tôt – et, voyant son air désespéré : Vous vous souvenez de cette fois où j’ai failli mourir ? Quand vous vous occupiez de moi sans trêve ni repos ?

Il vit l’œil d’Allday s’éclairer, comme au bon vieux temps.

— Je ne l’oublierai jamais, amiral.

Bolitho hocha la tête, tout ému de voir le plaisir d’Allday à cette évocation.

— Et n’oubliez pas, tant que la marque est frappée à l’avant ! Vous serez toujours le maître d’hôtel de l’amiral, espèce de vieux forban !

Ils gagnèrent ensemble le pont et Bolitho aperçut Rivers qui attendait à la coupée, escorté par des soldats. Il portait des menottes. Le lieutenant Lemoine, qui l’avait accompagné, expliqua précipitamment :

— Ordre du colonel, amiral.

— Sir Humphrey, fit Bolitho, déterminé et impassible, est désormais sous ma protection, monsieur Lemoine. Et l’on ne porte pas de fers à mon bord.

On put voir passer dans le regard de Rivers une immense gratitude. Puis il tourna les yeux vers le mât de misaine où flottait au vent la marque de vice-amiral. Il avait été vice-amiral lui-même, il s’accrochait sans doute désespérément à ce dernier instant, celui où il allait voir son petit univers s’écrouler en ruine.

— Merci de votre geste, Bolitho.

Dans le dos du prisonnier, Keen fronçait le sourcil, comme le vit Bolitho, qui répondit :

— C’est tout ce que je puis faire, mais c’est bien le moins.

Rivers contemplait le rivage. Les gens s’y étaient rassemblés pour assister à son départ. Pas de cris de joie, pas de menaces non plus. San Felipe était ainsi faite, songeait Bolitho, une histoire tumultueuse, un avenir tout aussi incertain.

« Mais pourquoi m’en soucier, pourquoi devrais-je ressentir de la compassion pour cet homme ? se dit-il. Il s’agit d’un traître, d’un pirate de bon aloi dont l’égoïsme et la cupidité ont causé tant de morts ! » Les deux filles de Rivers résidaient à Londres, il était donc probable qu’il serait bien défendu au cours de son procès. Il pouvait même s’en tirer : après tout, si la guerre se rallumait, l’île lui devrait pour une bonne part son salut, quelles qu’en fussent les vraies raisons.

En son for intérieur, Bolitho savait bien que les véritables responsables étaient à Londres, parmi les puissants qui avaient laissé Rivers tirer un profit personnel de ses fonctions.

Keen le regarda tandis qu’on le conduisait dans l’entrepont et lui dit :

— Je l’ai fait mettre en cellule.

Bolitho lui sourit :

— Si vous êtes fait prisonnier un jour, Val, et je ne vous le souhaite pas, vous comprendrez.

Keen se mit à ricaner, inébranlable :

— Mais d’ici là, amiral, rien ne m’oblige à l’aimer !

Ferrier, l’aspirant le plus ancien, vint saluer Keen :

— Mr. Tyrrell monte à bord, commandant.

Bolitho se retourna. Il avait cru que Tyrrell avait passé à terre le plus clair de son temps depuis la perte du Vivace parce qu’il n’avait pas envie d’en parler. Ou encore que, farouchement indépendant comme il l’était, il avait posé son sac à bord d’un autre bâtiment.

Tyrrell avait appris que l’Achate était sur le point d’appareiller. Toute l’île d’ailleurs semblait au courant. Il fallait s’attendre à quelques naissances dans les plantations, des bébés noirs et d’autres blancs, après le séjour de l’Achate. Cela faisait plaisir d’entendre les marins qui hélaient les gens dans leurs canots ou sur le port et le long du front de mer. Les vergues des navires présents étaient pavoisées de couleurs vives, le vaisseau regorgeait de fruits frais et de cadeaux offerts par les habitants qui naguère les avaient tant craints et haïs.

La tête hirsute de Tyrrell émergea de la descente de dunette.

— J’me suis dit qu’j’allais vous dire un p’tit adieu, Dick, à vous et au p’tit jeune. Si je le revois un jour, il sera capitaine de vaisseau.

Comme Allday, il avait du mal et ce genre de conversation le mettait sur des charbons ardents.

Bolitho préparait son discours en sachant bien que tout ce qu’il dirait pourrait être pris pour un geste de pitié ou pour de la condescendance.

— Alors, Jethro, vous allez rentrer chez vous ?

— Je n’ai plus de chez-moi, je n’ai d’ailleurs plus rien du tout – mais il se radoucit immédiatement. Désolé, vous revoir m’a profondément troublé.

— Moi aussi.

— Vraiment ?

Tyrrell le regardait, soupçonnant un pieux mensonge.

— Je me disais…

Bolitho aperçut du coin de l’œil Knocker qui s’approchait du second, lequel se tourna à son tour vers le commandant. Bolitho savait très bien pourquoi. Il avait senti un souffle de vent lui caresser la joue tandis qu’il causait avec Rivers. Pas grand-chose, non, mais le vent était si fantasque dans ces parages qu’il ne fallait pas le gaspiller. Mais, comme il l’avait fait lorsque Ferrier était venu lui annoncer l’arrivée du brick, il avait jugé préférable de ne pas interrompre la conversation pour jeter un coup d’œil à la flamme. Il poursuivit.

— Et puis, vous savez, il y a l’Angleterre.

Tyrrell rejeta la tête en arrière et partit d’un grand rire.

— Oh, mon bon monsieur, mais qu’est-ce que vous me chantez là ? Qu’est-ce que j’irais faire là-bas ?

Bolitho détourna légèrement le regard pour observer le rivage.

— Votre père était originaire de Bristol. Je m’en souviens, vous me l’avez dit. Ce n’est pas si loin de la Cornouailles, de chez nous.

Le pont commençait à s’agiter, l’action succédant à la nonchalance. Il connaissait par cœur tous ces signes. Un navire qui s’en va, la routine. Mais un navire qui rentre au pays…

— Dick, je suis un estropié, répondit-il d’une voix sombre. À quoi pourrais-je bien être utile là-bas ?

— Il y a sur la côte ouest des navires à ne savoir qu’en faire – et, plus bas : Ils ressemblent au Vivace.

Keen s’approcha. Il ne pouvait plus attendre.

— Peu importe, conclut Bolitho, j’ai bien envie de vous emmener.

Tyrrell regarda autour de lui, comme s’il ne se résolvait pas à se fier à son propre jugement.

— Alors je paierai mon passage. J’insiste !

— Affaire conclue, lui dit Bolitho avec un sourire grave.

Ils se serrèrent la main.

— Bon sang, voilà, c’est fait !

Bolitho se tourna vers son capitaine de pavillon :

— Vous pouvez appareiller à votre convenance.

Keen ordonna aussitôt :

— A ramasser les embarcations ! Les deux bordées sur le pont, monsieur Quantock !

Puis il observa un instant Bolitho et l’infirme, debout près de la lisse de dunette, et hocha la tête.

Les hommes se ruaient en haut puis le long des vergues. Le cabestan commença à virer et l’Achate trancha les liens qui le rattachaient encore à la terre en venant sur son ancre.

Adam s’écria, tout excité :

— Vous entendez ça, Jethro, ils nous acclament !

Sur tout le front de mer, on agitait des mouchoirs, on entendait l’écho des voix qui se répercutait sur l’eau, tandis que le cabestan continuait à cliqueter.

— Oui mon gars, fit Tyrrell, cette fois-ci, ils nous acclament.

Le major Dewar traversa le pont et salua, le visage épanoui.

Keen était de la même humeur.

— Très bien, major, vous pouvez nous donner l’aubade, si c’est ce que vous étiez venu me proposer.

Bolitho se rendit soudain compte qu’il serrait la lisse avec une force inhabituelle. Et pourtant, il ne comptait plus ses appareillages, mais cette fois, c’était un peu différent.

— L’ancre à pic, commandant !

— Larguez les huniers !

Bolitho se retourna, Allday était là. Son bras droit.

— Du monde aux bras !

Quantock était partout, la tête en avant, totalement pris par la délicatesse de sa tâche.

— Haute et claire, commandant !

Ce n’était pas un appareillage en fanfare, comme lorsque le vaisseau gîte sous une pyramide de toile. Avec toute la dignité propre à son grand âge, l’Achate partit doucement sous le vent. Le soleil miroitait sur la figure de proue, le guerrier en cuirasse, ainsi que sur les sabords fermés et la muraille fraîchement repeinte.

— Envoyez le perroquet, monsieur Scott ! Mais votre division ressemble à un ramassis de vieilles femmes, aujourd’hui !

Les voiles se gonflèrent, commencèrent à vibrer sur leurs vergues et, avec à peine une ride sous l’arc-boutant de martingale, l’Achate glissa lentement vers la passe.

Bolitho regardait l’étroit passage, il ne semblait pas plus large qu’une porte charretière. À voir son air tendu, Keen se souvenait fort bien de son entrée insensée par une nuit noire.

— Gouvernez comme ça !

C’était Knocker. Lui aussi, il n’était pas tout à fait le même. Il héla Tyrrell :

— Monsieur Tyrrell, vous avez sans doute des connaissances précieuses à nous communiquer sur l’endroit. Si c’est le cas, je vous en serais bien obligé.

La forteresse se détachait. Un peu plus bas, le sentier escarpé où le petit tambour était mort ; c’était alors que Rivers avait commis sa plus grosse erreur.

Le pavillon qui flottait au-dessus de l’antique batterie descendit à mi-drisse pour saluer le vaisseau qui partait, et Bolitho aperçut les tuniques rouges alignées sur la jetée, baïonnette au canon, drapeaux inclinés. Les huniers de l’Achate jetaient des taches d’ombre sur les murailles de la forteresse.

— Ils ne vont pas oublier la Vieille-Katie de si tôt, murmura Allday.

Puis il tourna la tête pour écouter la maigre clique de fifres et de tambours qui entonnait Le Marin et sa promise.

Une seule fois, Bolitho le vit porter la main à sa blessure, mais il l’ôta de sous sa belle vareuse bleue et la posa sur la lisse, tout à côté de la sienne.

Comme si, en quittant l’île, il laissait ses souffrances derrière lui.

 

Honneur aux braves
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